mardi 20 octobre 2015

Корова, la vache

Pendant que les vaches (la vache, корова, prononcer karova) nous regardent arriver depuis le haut de la colline de Vershinino, notre bateau se rapproche du village. Son fond est plat et son itinéraire précis pour éviter l'enlisement. Et les vaches commencent à dévaler la colline en broutant où l'herbe est la plus verte. C'est une belle grosse vache noire et blanche qui entraîne les autres, une herbe coincée entre les dents, tel un cowboy du Far West. Aucun berger n'accompagne les bêtes. Nous mettons pied à terre et saluons Tatiana qui repart vers le village tandis que nous allons voir un groupe de chevaux en liberté juste de l'autre coté de la route qui longe la côte et traverse Vershinino. Ils sont presque plus curieux que nous et viennent littéralement sous notre nez. Il est rare de voir des chevaux en liberté qui ne s'éloignent pas lorsque l'on s'approche. Un jeune couple qui était avec nous sur le bateau pose, elle en robe blanche légère, longue, très longue avec dans les cheveux une couronne de fleurs immaculées. Un cheval a une cloche autour du cou. Plusieurs ont une raie blanche entre les deux yeux, du front jusqu'aux naseaux. Ils me rappellent des chevaux navajos vus dans le parc de Monument Valley en 2011.

J'adore le plan, de l'autre coté de la route, à coté des bateaux où nous étions il y a 10 minutes : deux femmes sont venues remplir leurs seaux. Elles empruntent le ponton en planches comme on en trouve tout autour du lac. Ils sont plus ou moins longs, plus ou moins larges, plus ou moins branlant. Il n'y a pas l'eau courante dans la plupart des maisons.

Quelques photos plus tard, nous reprenons nonchalamment la route de la maison. Je dis bien LA route parce qu'il y en a qu'une. On ne peut pas se tromper. Et les vaches non plus. D'ailleurs en voilà, au milieu de la chaussée, face à nous. Elles commencent à se disperser. Certaines vont sur leur droite, vers un pré en contrebas, très vert et humide. D'autres, vaches et taureaux mélangés, vont du coté du lac, du bord de l'eau. L'herbe y est bien verte et cela jusque dans l'eau. Plusieurs mètres avant d'arriver au bord du lac lui-même, l'on sent le sol spongieux sous les semelles, détrempé, et par moment le pied s'enfonce. Les animaux avancent d'un bon pas, comme s'ils allaient à un rendez-vous. Peut-être est-ce le cas. Ils sont assez espacés les uns des autres. Je me rapproche du bord du lac et fait demi-tour pour suivre leur cheminement. Beau spectacle que ses bêtes les pieds dans l'eau (ou presque). Celle qui marche le plus près du rivage est suivie par un jeune taureau noir qui lui renifle le derrière et est bientôt remplacé par un autre, brun cette fois. Cette vache est blanche avec de grandes tâches marron, des cornes bien dressées vers le ciel. Elle a quelque chose de sahélienne mais grasse, très bien nourrie. Elle a maintenant les sabots dans l'eau, elle cherche à boire. Ça n'intéresse pas le taureau brun qui continue son chemin sans ne plus prêter attention à la flâneuse. Tient, il y a encore une derrière vache à la traîne le long du lac !

Pendant ce temps le taureau brun a rejoint le taureau noir et ils commencent à se battre en se donnant des coups de cornes. Leur lutte est faite sans grande conviction. Mais suffisamment pour attirer un troisième taureau qui veut se confronter aux deux autres. Ne mettant jamais trouvé à quelques mètres de taureaux en liberté -toutes les photos sont prises avec un objectif de 50 mm- et qui plus est, jeunes et fougueux, je bouge à peine pour ne pas les perturber et ne pas attirer leur attention. Ca tombe bien, je n'ai pas eu l'idée de mettre un pull rouge, ni même l'idée d'en avoir un d'ailleurs. La vache qui aime l'eau continue d'avancer dans le lac. Les femmes venues chercher de l'eau ont fini par poser leur seaux. Je ne sais pas si elles ont conscience de ces scènes autour d'elles, elles discutent. Les taurillons finissent par aller s'encorner un peu plus loin (n'oubliez pas qu'ils ont un rendez-vous) et je peux m'approcher de ma vache. En même temps je m'approche de mes "femmes au puits", un grand classique dans l'art et dans les pays sans eau courante. J'immortalise le tableau. Les taureaux éloignés, les 2 femmes s'en retournent, chargées. Je peux prendre à mon tour le ponton et m'approcher au plus près du bovidé esseulé : clic ! Je repars satisfait, mon plus gros coup de ces dix jours dans le grand nord !

mercredi 14 octobre 2015

Kenozero

Au petit matin nous découvrons autour de la grande maison dans laquelle nous venons de passer la nuit, un beau gazon. Le terrain est rectangulaire et donne d'un coté sur la rue et de l'autre, en surplomb d'une petite plage, sur le lac. Sur l'autre rive du lac, on aperçoit la forêt à perte de vue. Et sur le terrain lui même, une première cabane très ajourée remplie de bois, de bûches. Derrière la maison, une autre cabane mais de forme triangulaire, comme une tente ; ce sont des toilettes, les mêmes que l'on avait pu voir à Solovki le long d'un chemin dans la forêt. Il y a deux autres petites maisons, de forme et taille similaire, des petits chalets. L'un est fermé, l'autre ouvert ; ce sont des banias ! Dès qu'on pousse la porte, l'on sent la chaleur de la veille (ce n'est pas une nuit à 10 degrés qui va avoir raison d'un espace chauffé à 100 degrés et bien isolé !), et l'odeur des branches de bouleau qui sèchent en attendant de servir de fouet lors de la prochaine séance de bains.

Devant la réserve de bois, entourée d'une herbe rase mais bien verte, une table en rondins solidement plantée dans le jardin. Quelques mètres plus loin, un escalier de bois permet d'accéder à la plage qui n'a guère qu'une dizaine de mètres de largeur. Le lac est donc très proche. Il est d'un bleu éclatant -nous avons la chance d'avoir du soleil-, c'est le lac de Kenozero (ozero, озеро, le lac en russe), lac en forme d'étoile aux branches longues et sinueuses. Nous sommes le long d'une de ses branches et ne soupçonnons pas encore l'étendue du cœur de ce plan d'eau. La rosée matinale maintient dans le jardin une fraîcheur qui rend d'autant plus savoureux les rayons chauds du soleil de la fin août. Nous arrivons pendant les rares jours ensoleillés de cet été 2015.
Une dame vient nous saluer et nous guider jusqu'au café qui nous servira de cantine. Il est situé sur l'artère principale qui traverse le village, le long du lac. La route de notre gite est perpendiculaire à celle-ci. Nous traversons donc le village à pieds, les distances sont assez courtes. Les maisons sont en bois, en rondins empilés. Ni clous ni vis, les rondins s'entrecroisent aux angles des isbas grâce à une coupe précise d'encoches. Cela me rappelle un jeu de constructions en bois où l'on montait les murs des maisons avec cette technique. Quelques unes sont peintes de couleurs vives, ce qui donne un ensemble très agréable à l’œil, loin de l'austérité des villages vus plus au nord. Il y a des chiens qui somnolent dans la rue, devant chaque maison. A intervalles réguliers on peut voir non seulement des murs de bûches, des tas de bois soigneusement empilés, mais aussi des piles de 10 ou 20 grumes. Les troncs sont longs mais fins ; on ferait facilement le tour avec les 2 bras. A droite l'administration surplombée d'un drapeau blanc bleu rouge et derrière, la poste. A gauche au coin, un petit produkti (продукты), magasin d'alimentation. Nous prenons cette direction. Sur notre droite maintenant, une vue magnifique sur le lac bordé de forêts au loin. Au nord du lac, où nous sommes, le long de la route, des maisons dont nous voyons l'arrière et les jardins et qui ont presque les pieds dans l'eau.

Face à nous, dans le prolongement de la route, une colline que la route contourne. C'est assez remarquable car tout est plat par ailleurs. Sur cette colline herbeuse, que les vaches dévalent en toute liberté, a été construite l'église du village. Seule construction qui domine la rue et le lac, elle est, elle aussi, tout en bois. C'est une église orthodoxe. Le bulbe est recouvert de tuiles de tremble et est chapeauté d'une croix -orthodoxe ça va de soi ; la croix est orientée nord-sud, c'est la règle, et la partie haute de la traverse en biais au bas de la croix indique le nord. Dorées jeunes, les tuiles foncent avec le temps. Cette église n'a pas été restaurée récemment donc elle est noire. Mais son dessin élégant se détache sur le ciel bleu et est un bon repère pour identifier ce village de Vershinino quand on est sur le lac. Il s'agit tout de même de la Chapelle Saint-Nicolas, du XVIIIème siècle.
Et nous arrivons au café. L'intérieur est très soigné, tout est en bois clair. Une grande salle avec de grandes tables traversées par les piliers sculptés qui soutiennent le plafond.  De gros bancs de 50 cm de largeur. Une table avec 5 assiettes est mise devant une des fenêtres. Nous sommes attendus semble t'il. On nous sert un bol de cacha, des crêpes (blinis, блины) avec de la confiture de baies (les baies c'est yagodi, ягоды, et boltchia yagoda c'est daphné, c'est fou non ?). Avec cela un bon thé noir. C'est très copieux et surtout délicieux. On nous présente Tatiana, un charmante guide russe qui ne parle pas français. Enfin, nous sommes contraints de ne parler que russe ! Bon c'est vrai elle parle aussi anglais mais on va essayer de s'en passer. Iris a fait de grands progrès et elle nous surprend dans sa compréhension orale. Je commence à être distancé, il faut bien l'avouer. Mais si on n'était pas obligé de me répéter soixante quatorze fois la même chose avant d'espérer que je la mémorise, on n'en serait peut-être pas là ! 
Nous allons voir de plus près la belle église. Toutes celles que nous verrons dans la région ont les mêmes caractéristiques mais sont différentes de celles que nous avons vu dans d'autres régions. Le froid est un problème récurant et les volumes sont petits ; on retrouve bien sûr une iconostase, même si elle est parfois réduite au minimum, mais il n'y a pas de pièce derrière réservée aux représentants de l'église. Le plafond est décoré comme un soleil avec un rond central et 12 ou 13 panneaux en étoile tout autour. Chaque panneau est peint avec des motifs religieux, des scènes, des anges ou des saints. Je retiens une dominante de bleu, vraisemblablement pour symboliser le ciel. 

Nous aurons l'occasion de prendre plusieurs fois le bateau soit pour aller sur des îles soit pour aller sur l'autre rive ce qui revient presque au même car on ne voit que des maisons isolées ou des groupes de maisons. Avec toujours quelques unes en train de s'effondrer. Dans l'une d'elle, isolée, une grand-mère habite seule avec son chien et son chat aveugle. Elle ne rejoint le village que pour l'hiver. Elle nous recevra avec des tartes aux myrtilles et le samovar pour le thé. Les premières vraies tartes dignes de ce nom que je mange en Russie. Dé-li-cieuses ! Очень вкусные ! Et le thé, dans le grand nord, quand il est brûlant, on le boit quand même et sans se brûler. On le verse simplement de la tasse dans la soucoupe et on boit dans la soucoupe. C'est une blague ? Non non, notre mamie, adorable elle aussi, boit son thé comme cela et nous l'imitons. Autour des maisons, il y a des jardins et des champs cultivés. Les grosses bottes de foin assemblées autour de très hauts piquets de bois témoignent du travail encore fait à la main et nous transportent dans une autre époque. On voit très peu de monde, tout est calme. Ce qui tendrait à nous faire croire que la vie est douce et paisible. Il faudrait voyager dans le passé ou simplement rester ici un hiver pour revenir de ces images d'Epinal !
Le lac lui même est très étonnant car peu profond. Sur le bord, le sol est gorgé d'eau, à la limite du marécage à certains endroits, et dans l'eau, les plantes poussent. Parfois il y a du sable.
La fin de Kenozero dans le prochain article, "Корова, la vache".

mardi 29 septembre 2015

Solovki (2ème partie)

Le vent a baissé d'intensité, il ne pleut plus. Cacha, crêpes et nous voilà partis. La première étape, acheter le pique-nique. Pirochkis au poisson délicieux, gâteaux aux graines de pavot, chips, eau. On commence à pied, pas de volontaire pour le vélo et le bateau est encore interdit jusqu'à 15 heures à cause du vent. On part au bord de la mer, vers le sud de l'île Solovki, de la grande île des Solovki. Nous n'aurons pas le temps de voir les autres îles de l'archipel. 
Bon choix que cette direction, le soleil est là, on n'est pas mal abrité du vent. Il y a aussi des lacs et des myrtilles, du sable, le clapotis des vagues. Je mets les pieds dans la mer blanche. C'est vivifiant. Dix degrés parait-il. La lumière est belle. Pique-nique assis sur les gros cailloux, pieds nus en t-shirt ou avec chaussures et polaire selon sa sensibilité. Mais l'heure tourne.
On avale un petit repas à l'hôtel avant de partir attendre le bateau. Bien nous en a pris, il aura deux heures de retard. C'est la fin des Solovki pour nous mais pas la fin de ce voyage. On dort à Kem, ou plus exactement à Pabotchéostrovsk, sur le continent. Départ le lendemain à 6 heures pour une grande journée de train. Le restaurant de l'hôtel est encore fermé à cette heure matinale, on part avec un panier petit-dej et c'est tant mieux car il n'y a pas de repas prévu à bord du train. Le dîner sera à minuit à notre arrivée.
Cinq heures après le départ, je suis seul dans ma cabine de 4. Couchette en haut et canapé en bas, je peux m'asseoir pour lire ou devant la petite table pour manger. Nous étions sur la côte ouest de la mer blanche et nous longeons maintenant la côte vers le sud, pour suivre ensuite la baie à l'est. Mais avant d'arriver à Arkangelsk, nous plongerons plein sud à travers la forêt, direction Vologda. On s'arrêtera à Plesetskaya pour prendre une voiture et rouler 3 heures jusqu'au cœur de la forêt, près d'un lac, dans le parc national de Kenozero. Ce sera notre dernière étape mais la plus authentique.
La piste remplace la chaussée goudronnée. On se croirait en Afrique. Trous, tôle ondulée, le chauffeur préfère rouler à gauche. Au retour aussi, il préférera rouler à gauche ; comme quoi ce n'est peut-être pas la peine de risquer de se prendre un camion dans un virage si les 2 cotés de la piste sont praticables. De part et d'autre, il y a beaucoup de végétation, des arbres. Il fait nuit. Deux chouettes passent devant nous à 15 minutes d'intervalle. On verra très peu d'oiseaux les jours qui suivront hormis les espèces que l'on peut voir à Moscou. Étonnant et décevant pour une zone naturelle protégée pleine de lacs. Notre camionnette aménagée pour 6 fait un bruit d'enfer, le métal vibre à chaque trou donc en permanence. Ce vacarme de tôle rend toute discussion impossible. Soudain la piste est remplacée par une route faite de grandes plaques de béton. Plus de trous mais une petite marche à chaque changement de plaque. Bling, cling, clang. J'aperçois, dans les villages traversés, des jeunes marchant dans l'obscurité, des ados autour d'une mobylette ou encore une jeune fille longeant la route, le téléphone à l'oreille. Nous n'avons donc pas changé de planète. En brousse, ou plutôt en forêt, j'ai vu aussi deux vélos roulant dans l'obscurité totale sans aucun phare, invisibles jusqu'à ce que la voiture arrive sur eux. Je me demande ce qu'ils pouvaient bien voir.
Voici un village plus gros que les autres et notre camion s'arrête. Notre maison. Belle bâtisse de plein pied, assez longue, avec des fenêtres en bois sculpté. D'ailleurs, tout est en bois. Le chauffeur pose nos valises sans un mot et disparaît.
Alors rentrons ! Nous poussons les 2 portes, toujours cette précaution contre le froid, enjambons le pas de porte, autre précaution contre les courant d'air, mais attention à la tête, les portes sont basses pour les mêmes raisons. Il y a l'électricité mais il n'y a personne ! Un grand poêle central blanchi à la chaux, il fait bon. Une table avec un carton rempli de vivres. J'ai l'impression d'être rentré dans la maison des trois ours pendant leur absence. Nous attendons. On ne va quand même pas ouvrir toutes les portes, s'asseoir et manger comme ça, sans dire bonjour aux trois ours !? Personne ne vient, ni bête, ni homme ! On finit par ouvrir les portes. Deux chambres et dans l'entrée sans lumière, un couloir menant à des toilettes sèches. Dans le salon, un meuble avec quelques assiettes. Sur sa gauche, une grande poubelle pleine d'eau et un évier surplombé d'un réservoir en plastique. Presque l'eau courante en somme. Il y a de nombreuses prises électriques mais pas de réseau. Ouf. C'est quand même les vacances. Dehors, c'est la nuit noire, pas d'hôte en vue, il est prêt d'une heure du matin. On nous avait annoncé une bania mais nous n'allons pas explorer seuls la propriété, avec si peu de visibilité. Et notre petit dej demain, c'est où et à quelle heure ? 
A la découverte de Kenozero dans le prochain article...

lundi 14 septembre 2015

Solovki (1ère partie)


Deux heures de traversée en mer Blanche et nous voilà dans l'archipel des îles Solovki. Ce n'est plus la république de Carélie, nous avons changé de région. Nous sommes maintenant dans l'oblast d'Arkhangelsk. Ce changement n'est pas visible à l'oeil nu (ni avec des lunettes d'ailleurs) mais ce qui l'est, par contre, c'est que nous sommes en pleine mer. Et une mer froide à cheval sur le cercle polaire qui donne sur la mer de Barents. On avait bien fait attention aux températures, nous sommes encore au mois d’août, mais n'étant ni bretons ni marins, nous n'avons pas été assez vigilants sur les températures ressenties et l'effet du vent. On a eu de la chance, il n'y a eu qu'un jour de pluie pendant notre séjour ; parce que l'été ici a été particulièrement -comment dire- sans soleil. Installation dans le cœur du village, dans un petit hôtel, à quelques minutes de la forteresse ou du monastère, selon l'angle avec lequel vous le regardez, selon que votre voyage est plutôt tourné vers l'histoire ou plutôt vers la religion.

Vendredi 14 août 2015. Nuit sur l'île à Solovietski. Soleil le matin. Cacha, crêpe et confiture. Délicieux. Nous louons des vélos et nous voilà partis plein nord, en direction du jardin botanique. La veille nous avions eu le temps de faire le tour du village sans rien trouver d'autre qu'une ambiance de fin du monde mais sauvage avec la végétation, des vaches des chèvres, des chiens dans les rues et très peu de routes asphaltées. Le plan de circulation est assez simple, il se limite aux 4 points cardinaux et après il faut chercher le chemin qui vous même précisément à la destination souhaitée. Nous, nous n'avions pas de destination précise donc nous n'avons pas été déçus mais nous n'avons pas trouvé ce que nous aurions été surpris de découvrir. C'était donc plutôt décevant. J'avais l'impression d'être dans un film de Bergman sur une île balayée par le vent où il n'y a rien d'autre à voir que l'île et l'herbe qui se couche sous les bourrasques et la mer grise. Nous avons vu un petit musée sur le thème de la mer mais nous n'avons rien visité, nous profitons du plein air tant que le temps est beau. Pour comprendre notre état d'esprit, il faut préciser que Garance revient de Madagascar et Iris de Crête et que nous faisons donc le grand écart. Ici ni plage ni bronzage. Moi j'adore découvrir et j'aime ce qui a du caractère alors je ne suis pas déçu. Ça manque cruellement de contraste pour les photos mais je ne peux que très difficilement en ajouter au tirage car ça transforme l'esprit du lieu. Ballade en vélo le long des canaux nous avait-on dit donc nous partons, on partait.
L'île n'est pas très grande, c'est faisable en une journée si tout le monde est en forme et pédale. Nous nous éloignons rapidement du village. Bientôt ce n'est plus que forêt. La surprise c'est qu'on se retrouve sur un chemin complètement défoncé accessible en 4x4 seulement, à l'image de ce que nous avions parcourus sur l'île d'Olkone dans le lac Baïkal. Succession de cailloux, boue, trous. Nous avons été bien inspirés de prendre des vélos tous terrains. Nous avançons assez lentement mais c'est ludique. Muriel est en pleine forme, ce n'est pas elle en queue de peloton. La fatigue se fait sentir à la pause de midi ; impossible de faire le tour de l'île en une seule fois, c'est trop long, on est parti trop tard. A l'intérieur de l'île, sur les chemins, il fait bon, il y a moins de vent. On longe régulièrement des lacs assez étendus. Il y en a plusieurs centaines sur l'île. Ici on a l'impression d'être toujours en Carélie. Le relief n'est pas très accidenté, ce sont plutôt des collines que des montagnes. Tout est très vert pour la bonne raison -nous le découvrirons le lendemain- qu'il pleut beaucoup. Et la terre très noire est argileuse. Dans une clairière, on trouve une partie de chemin en briques. Ça change du bois. Ils ont apportés des briques jusqu'ici ? On apprendra plus tard que les briques étaient fabriqués sur l'île, que la population a été importante, ce que l'on a du mal à croire mais les photos sont là, nous les avons vues. Il y avait même une voie ferrée. Tous ces gens n'étaient pas là pour le plaisir, non, ni simplement pour vivre mais pour purger une peine dans un des premiers goulags, dans ce monastère-forteresse. Et à la vue de toutes les photos qu'il nous sera donné de voir -en quantité infiniment plus importante et explicite que dans le musée du goulag de Moscou qui est, il faut bien le dire, ridicule compte tenu de l'énormité du sujet- je serai poussé à me demander si ce système de camp n'est pas plus un système économique qu'un système de répression politique.
Au centre, au delà du lac, on peut apercevoir le monastère.
Ici, il y a surtout des touristes russes dont certains campent. Les uns ramassent des myrtilles qui recouvrent les abords de certains chemins et les sous-bois -un régal-, d'autres ramassent des champignons. Plus rares sont ceux qui partent avec la canne à pêche. Mais nous mangeons du très bon poisson tous les jours. Nous avons croisés un couple de Français, chaussés très légèrement. Imaginez Moscou avec un sol peu perméable et des rues en terre. Même quand il ne pleut pas, les chemins sont traversés par des flaques d'eau ; et oubliez les bottes en caoutchouc, elles resteraient collés au fond d'une flaque ! En fin de journée, plusieurs avaient mal aux jambes ou aux bras ou aux fesses. Pas question de refaire du vélo le lendemain.
Ce n'est pas grave, nous allons faire du bateau sur les lacs. Plusieurs sont reliés par des canaux. Les voilà ces canaux. Mais ne vous imaginez pas Venise, ce n'est pas ça du tout. Par contre, le lendemain, il y a du vent à décorner les bœufs. Impossible de louer des canoës, c'est trop dangereux même sur les lacs au milieu de la forêt. Sur la carte se dessine une baie magnifique, la baie des baleines. Peu importe le vent, si on peut voir des baleines... car il y en a ! Enfin, dessinées sur le plan. Le plan qui n'est pas clair du tout et les routes se confondent avec les chemins. Direction nord-est. Il a plu une grande partie de la nuit. Les trous qui jonchent les chemins se sont transformés en piscine, parfois sur toute la largeur. Je suis bien aise d'avoir finalement opté pour mes chaussures de rando. Nous devons faire demi-tour après avoir demandé assistance aux riverains ; il nous faut contourner l'aéroport pour rejoindre la bonne piste. Il pleut et il finit par pleuvoir vraiment. On arrive à une extrémité de la baie. Nous mangeons nos chips et nos pirojkis debout sous les arbres sans pouvoir trouver une surface suffisante pour s'asseoir, avec une vue sur la mer blanche (tout de même) qui est plutôt grise.
Dans le village, le vent couche les herbes, l'horizon n'est plus aussi dégagé. Le bruit du vent dans les branches nous fait entendre que la vie peut être réellement rude si près du cercle polaire. Ce sont de vraies sensations dépaysantes, stimulantes même. Beau couché de soleil. Souper agréable. Entrée, plat, thé. Jamais d'eau sur la table mais du pain par contre. Pas de dessert ; le sucré en fin de repas ne fait pas partie des habitudes russes. Pas trop lourd, impeccable. La chambre est un peu petite mais l'essentiel y est, lit, douche et wc.

lundi 31 août 2015

Kem

Les arrêts du train sont assez fréquents et quand ils durent 35 minutes, l'on est invité à descendre pour faire des achats sur le quai qui se transforme en mini marché sauvage. On arrive à la Montagne de l'Ours (Медвежья Гора). Ah, du poisson séché, fumé ! Je lui attaque le dos à pleine dents. La peau est un peu trop épaisse mais la chair est savoureuse. Je prends un des podstakannik (подстаканник) qu'a mis à notre disposition le responsable de wagon, très content d'avoir une famille de français sous sa responsabilité (comme quoi ils ne font pas tous la gueule), et vais remplir mon verre au samovar du wagon (voir la photo dans le transsibérien et les articles du Baïkal d'août et septembre 2014) pour y plonger ensuite mon sachet de thé noir. Génial ! Comme on peut l'imaginer mais comme on ne le sait pas (ça n'a rien à voir mais il faut que je vous le dise avant d'oublier), cette région regorge aussi de peuples inconnus. Rien que les 2 guides russes francophones avec qui nous avons parlés à Pétrozavodsk et à Kiji avaient un parent vepse. Vous connaissez vous le peuple vepse ? Personnellement ce mot n'était jamais parvenu jusqu'à mes tympans. Oui, ils parlent vepse aussi. Et jouent du kantélé, l'instrument national finlandais.

Jeudi 13 août 2015. 00:45 arrivée par train de nuit à Кемь. Des gouttes de pluie glissent sur les carreaux du wagon. Réveillez-vous les enfants ! On descend. Le sol est noir et mouillé, peu éclairé. Deux hommes passent très vite avec un panneau причал en criant Pritchal ! Peu de monde sur le quai, l'unique quai, au premier regard, de cette petite ville (au retour de jour je constaterai la présence de plusieurs autres quais, derrière, occupés par des trains de marchandises). Pritchal ? Ça me dit quelque chose... mes papiers... le voucher, le nom de l'hôtel, c'est ça ! C'est aussi l’amarrage en russe mais ce terme ne faisait pas partie de mon vocabulaire. Eh oh ! (les gars !) Prtichal da da ! criai-je. Ils sont déjà loin mais ils m'ont entendu. Nous voilà dans 2 taxis. Je suis devant, ce sont 2 voitures banalisées, sans plaque "taxi" comme beaucoup de taxis en Russie (même à l'aéroport de Moscou quand on demande un taxi aux agents habilités). Les voitures ne sont pas de toute première jeunesse. Une femme et un dragon décorent la lunette arrière de la notre.
Atmosphère sombre dehors, le ciel est bas, l'éclairage urbain minimal et dans la voiture, c'est la nuit noire. Nous sommes assis assez bas et partons immédiatement. Nous roulons à vive allure. Il y a 10 km jusqu'au port ou nous devons dormir, à Pabotchéostrovsk (Пабочеостровск). Des gerbes d'eau s'élèvent à droite et à gauche sur notre passage, comme des fleurs qui s'ouvrent, comme une allée qui surgirait de nulle part pour nous inviter à pénétrer dans un nouveau monde. Nous devinons de la végétation de chaque coté de la chaussée. L'impression d'être à la campagne, dans une autre Russie. L'homme est silencieux. Une musique planante a envahit l'habitacle. Un grand éclair déchire l'obscurité. Atmosphère fascinante qui pourrait être inquiétante mais je suis très confiant. Les 2 voitures roulent très près l'une de l'autre malgré le risque d'aquaplaning, les feux stop de l'autre voiture devant nous s'allument sans que nous ralentissions. Nous sommes au bord de la mer blanche mais ne la voyons pas. Personne d'autre que nous sur la route. Je suis bien. Je demande tout de même au chauffeur quelle est cette musique : Enigma.
Réveil à Pabotchéostrovsk . Nous allons déjeuner dans l'isba restaurant, toute en rondins. Toutes les maisons sont en bois de 1 à 2 étages. Un bol de cacha savoureuse, deux petits blinis délicieux avec une cuillère de confiture exquise. Avec la télé russe, toujours trop forte.
Derrière le parking d'une vingtaine de voitures, le quai d'embarquement, le pritchal ! Des flaques d'eau partout. Des piliers de bois en décomposition. Tout a l'air abandonné. Ambiance Léviathan, le film russe (à voir absolument si ce n'est pas déjà fait). Pourtant, un homme est là, derrière un ruban tout au bord de l'eau, sur un ponton. J'ai du mal à me persuader qu'il va falloir venir ici avec nos valises et qu'un bateau va s'y trouver, dans 2 heures.
En attendant, nous partons déambuler dans le village. Les maisons en bois abîmée ne sont ni réparées ni détruites, elles continuent de s'effondrer à leur rythme. La végétation est très verte. On sent que rien ne manque d'eau. Un homme tire un gros bidon de lait sur un chariot à roulettes. Je le retrouve le remplissant à la fontaine. Ces bidons, symboles pour moi de la ferme et de la traite des vaches, servent ici pour l'eau qui, bien que très courante, ne va pas jusqu'à l'intérieur de la plupart des foyers. Cette vie au milieu de cet abandon est belle et triste à la fois. Des tas de bois pour le chauffage s’étalent un peu partout. Les maisons sont closes, on voit très peu de passants. Le mystère reste entier. Enigma.
A suivre : les iles Solovki
L'album photos Carélie-Arkhangelsk (mise à jour en cours)

vendredi 28 août 2015

Petrozavodsk

Lundi 10 août, nous sommes dans le train pour Petrozavodsk. Train couchette depuis Moscou. Douze heures de route, de voie plus exactement. Pour 1340 kilomètres, ce n’est pas une vitesse de folie. Par contre chaleur de bête dans le wagon. Il faut attendre que le convoi se mette en branle pour que la climatisation s’active. Nous quittons une ville en pleine saison estivale, chaude.
Couchette de seconde classe (il existe une première et une troisième classe), 4 tcheloviek ou человек par compartiment. Les lits sont faits, ce qui n’est pas toujours le cas. Un petit casse-croûte, un gâteau, un yaourt et une boisson attendent chaque passager sur la petite table centrale, contre la fenêtre. Les 4 filles sont ensemble. A coté, nous ne sommes que 3. Je suis avec un couple russe qui profite que le 26, mon numéro de place, soit en hauteur pour s’installer tous les deux sous ma couchette. Même dans le miroir qui recouvre une grande partie de l’intérieur de la porte, je ne vois rien. C’est pas drôle. Communication au niveau zéro. Je suis donc face à 2 couchettes vides et je peux commencer tranquillement à prendre quelques notes.
Arrivée à Petrozavodsk, dépose des bagages à l'hôtel et tour de la ville avec Pauline, une guide francophone qui nous a accueillis sur le quai, royal ! Cette ville a été créée par Pierre le Grand en 1703 en même temps que Saint-Pétersbourg. Elle se développe initialement autour d’usines d'armement (Petro-zavod ou завод, l’usine) car la région renferme beaucoup de minerai de fer et la ville est traversée par une rivière avec beaucoup de courant. La ville est au bord du lac Onega. C’est la capitale de la République de Carélie.
Une immense place, quelques parcs. Une avenue principale de la gare au lac, au nom de Lénine. Rien d’extraordinaire si ce n’est ce sentiment de quitter une capitale au rythme effréné (Moscou) et d’arriver dans une Russie sans artifice et plus proche de ce que vit la majorité des citoyens de cette immense fédération. On a failli manger du rêne, de l’ours mais ce n’était pas la saison. Pas de gibier. Mais j’adore le poisson, tout va bien. La spectaculaire sculpture de pêcheurs en barres de fer sur le quai est américaine mais j’aime beaucoup aussi celle en bois représentant un personnage aux airs de Christ juché sur les épaules d’un autre et brandissant le soleil à bout de bras, comme un totem ; on sent les croyances tournées vers les éléments qui régissent la vie en symbiose avec la nature. Nous arrivons dans le grand nord !
Le lac Onega est le deuxième plus grand lac d’Europe après le lac Ladoga, tous deux aux nord-est de Saint-Pétersbourg. Mais quand on zoom sur la carte de Carélie, ce n’est pas tant la taille des lacs qui impressionne mais leur quantité : 60000 lacs pour 27000 rivières ! L’ensemble est au milieu de la forêt. Le sol est très humide et par endroit marécageux. Il y a des baies, des champignons et du poisson à foison.
Nous prenons le bateau pour l’île de Kiji, célèbre pour son église à bulbes en bois et son clocher octogonal. A partir de maintenant et plus au nord, tout est en bois de toutes façons. Bon d’accord, on utilise de la pierre quand il y en a ; et quand la terre s’y prête on fait aussi des briques mais pas là !
Cette architecture est préservée, restaurée et placée dans un cadre exceptionnel classé patrimoine mondial de l’Unesco. Ont été regroupées plusieurs constructions du XIV au XVIIème siècle dans ce musée ou parc ethnographique à ciel ouvert. Les maisons en bois se visitent, sont meublées de manière traditionnelle et on peut également observer des artisans ou paysans qui continuent de travailler avec les méthodes d’antan. Cette île se trouve à une heure d'hydroglisseur de Petrozavodsk.
Le plus étrange quand nous arrivons est que nous voyons le toit de l'église principale voler au dessus du corps du bâtiment. La restauration explique cet effet d'optique : une structure métallique a été temporairement fixée à l'intérieur de l'édifice et les poutres sont enlevées une à une pour être restaurées et être replacées rigoureusement au même emplacement. Dix pour-cent seront remplacés.
Le soleil est avec nous, chose exceptionnelle nous dira Natalia, qui nous présente avec beaucoup d'humour et dans un très bon français ce site ; "Ici, il y a 9 mois d'hiver et trois mois pendant lesquels nous attendons l'été. Les loups peuvent traverser le lac quand il est gelé. L'hiver dernier, ils ont tués plusieurs chiens sur l'île.".

dimanche 12 juillet 2015

Lartigue

Retour en France ; on oublie Moscou mais pas tout à fait car on y revient dès août pour un voyage dont vous aurez plus tard des nouvelles. En attendant...

Le 12 juillet 2015, Paris
La première salle était ennuyeuse. Le public n'était donc là que pour la signature de l'artiste. J'avais ressenti une émotion bien plus vive et sincère, davantage d'intérêt pour le travail photographique d'Alice Springs à l'étage inférieur. Dans la seconde salle par contre, devant les travaux des années 1920 en particulier, j'ai été submergé par l'émotion.  J'étais face aux portraits enfouis au fond de ma mémoire d'une famille ou d'amis que je n'avais pas eu, face aux souvenirs d'une époque que je n'avais pas connue. Comment le croire ? J'étais prêt à m'effondrer en larmes.  Je notai : " Bibi, cap d'Antibes, mai 1920". Quelques mètres plus loin une projection de quelques photos en stéréographie dont celle-ci. Extraordinaire ! Un miracle n'arrivant jamais seul, au sous-sol, j'ai pu faire connaissance avec cet homme admirable, un ange sur terre. Il y avait là la projection d'une série de films sur et avec Jacques Lartigue. Et ce n'était que du bonheur. Courrez-y vite, c'est à la Maison Européenne de la Photographie, à Paris.

vendredi 26 juin 2015

Poésie

Quand Pouchkine me fait penser à Gogol, 
Au cœur de la Petite Russie ou de l'Ukraine d'aujourd'hui, 
Quand l'imaginaire russe est au service de la poésie...


LE HUSSARD

Tout en étrillant son cheval
Il jurait d'atroce manière ;
"Fallait-il que l'esprit du mal
M'envoye en pareille galère !

On ménage ici le prochain
Comme dans une fusillade ;
Maigre est la soupe et sec le pain ;
Pas de vodka ni de passade.

Ici, le logeur vous prend pour
Un fauve, et quant à la logeuse...
Eh bien, vous avez le bonjour
Pour charmer cette vergogneuse.

Ah, Kiev ! Coin charmant à souhait !
Les beignets fondent dans la bouche,
Du vin comme s'il en pleuvait,
Et les filles sont peu farouches !

Hé-hé, pour un regard noiraud
Il n'est rien qu'on ne voudrait faire.
Elles ont pourtant un défaut..."
- "Lequel ? Raconte, militaire."

Frisant sa moustache il parla :
"Mon gars, soit dit sans nulle offense,
Tu n'es point poltron, mais bêta :
Tu n'as aucune expérience.

Ecoute : on tenait garnison
Non loin du Dniepr, et ma logeuse
Etait veuve, oui mais, pardon,
Aussi belle qu'affectueuse.

Et notre accord est immédiat ;
Nous vivons en pleine allégresse :
Quand je la frappe, Maroussia
N'a pas le mot grossier qui blesse.

Elle me soigne quand j'ai bu,
Ou, parfois, me prépare un verre,
N'est jamais prise au dépourvu
Lorsque j'insinue : "Eh, commère !"

Que souhaiter ? Pas de remous,
Tu vis tranquille, dans l'aisance !
Mais non, j'ai joué les jaloux.
Le diable s'en mêlait, je pense.

Je me disais : enfin, pourquoi 
Se lève-t-elle avant l'aurore ?
Elle folâtre, par ma foi ;
Quel feu bizarre la dévore ?

Je me mis à la surveiller.
J'étais couché, tournant la tête,
(Une nuit, sombre à s'effrayer,
Au dehors sifflait la tempête) :

Je la sentis qui me tâtait
Légèrement, tout doux, doucette...
Et puis je la vis qui sautait
Sans bruit au bas de la couchette.

Elle souffla sur les charbons ;
Puis, allumant une bougie,
Prit sur l'étagère un flacon,
Et, sans plus de cérémonie

Se dévêtit... et, chevauchant
Le balai, but une gorgée
Au flacon et subitement
S'envola par la cheminée.

Voyant cela je dis : parbleu,
La commère est une sorcière !
Ma mignonne, attends-voir un peu !...
Je prends le flacon, je le flaire :

Pouah ! Que c'est aigre ! Quelle odeur !
J'éclabousse le sol : prodige !
Pot, bassine sautent en chœur
Dans la cheminée : oh ! me dis-je.

Sous la fenêtre dort le chat ;
Je l'éclabousse sur l'échine :
Comme il s'ébroue !... et le voilà
Qui suit le pot et la bassine.

Alors j'éclabousse partout,
Tout ce qui se trouve à portée :
Brocs, terrines, bancs, tables... tout
S'envole par la cheminée.

Que diable ! pensai-je : à présent
C'est à moi de boire ! et j'achève
D'un coup le flacon - brusquement
Comme une plume je m'élève.

Je ne sais ni ne me souviens
Ni quoi ni qu'est-ce, mais je vole :
Je crie aux étoiles : je viens !
Quand, tout à coup, ma course folle

S'arrête. Je suis sur un mont ;
Un chaudron fume, on chante, on grouille,
On marie en un jeu bouffon
Un Juif avec une grenouille.

Tout à coup s'approche de moi
Maroussia, la mine contrainte ;
Que fais-tu là ? Rentre chez toi !
On va te tuer ! - Moi, sans crainte :

Rentrer ? Je veux bien essayer !
Quel chemin suis-je sensé prendre ?
- Drôle, enfourche ce tisonnier,
Et déguerpis sans plus attendre. -

Pécore ! Un hussard chevronné,
Enfourcher pareille monture ?
Je ne suis pas encor damné !
Ton tisonnier, je n'en ai cure ;

Je veux un cheval. - Eh bien, prends. -
En effet : quel cheval ! il crache
Le feu, ses yeux sont scintillants,
Il piaffe, la queue en panache.

- Monte. - Je monte sur son dos
Cherchant la bride, - point de bride.
Il prend son essor aussitôt
Et s'élance comme un bolide.

Je me retrouve à la maison ;
Rien n'est changé. Moi, je repose
Sur un banc, à califourchon :
On voit parfois d'étranges choses."

Frisant sa mouche il ajouta :
"Mon gars, soit dit sans nulle offense,
Tu n'es point poltron, mais bêta :
Tu n'as pas mon expérience."

1833.

Extraits d'"Œuvres poétiques" d'Alexandre Pouchkine publiées sous la direction d'Efim Etkind aux Editions L'Age d'Homme.
Si cela vous a plu, je vous en prie,
Poursuivez avec Gogol et son récit,
Taras Boulba, ça c'est écrit,
Vers 1835 aussi, en partie.



jeudi 11 juin 2015

Alexandre Pouchkine

Elégie


Le plaisir mort de ma folle jeunesse
M'accable ainsi qu'un lendemain d'ivresse ;
Mais comme un vin prend force en vieillissant,
S'augmente en moi ma tristesse d'antan ;
Mouvante mer, la vie à mon errance
Ne promet plus que labeur et souffrance.

Amis, pourtant je ne veux pas mourir,
Non, je veux vivre, et penser, et souffrir...
Dans la douleur, l'amertume ou la peine,
La joie encor, je le sais, sera mienne ;
M'enivreront les vers harmonieux ;
J'en écrirai, des larmes pleins les yeux ;
Et de l'amour puisse un sourire ultime
Illuminer ma chute dans l'abîme !

1830

Elle a remplacé, tendre erreur,
Ce vous qu'on donne à tout le monde
Par le tu qui touche le cœur,
Et du coup je sens que m'inonde
Un sentiment délicieux.
A détacher d'elle mes yeux
Ne pouvant me forcer moi-même
Je restais là, comme étourdi...
"Vous êtes gentille", ai-je dit
Tout en songeant : "Comme je t'aime !"

1828

ENVOI EN SIBERIE
Dans vos mines sibériennes
Demeurez fiers et patients.
Vous n'avez point perdu vos peines,
Vains n'étaient pas vos fiers élans.

Du malheur compagnon fidèle,
L'espoir dans vos noirs souterrains
Soutiendra la joie et l'entrain.
Elle viendra, l'heure si belle.

Forçant vos verrous, l'amitié,
L'amour se fraieront un passage,
Apportant mon libre message
Au bagne, dans votre terrier.

Je vois s'écrouler vos repaires,
Tomber vos fers... la Liberté
Sur le seuil prête à vous fêter
Vos glaives tendus par vos frères.

1827

Ne me les chante pas, ma belle,
Ces chansons de la Géorgie !
Leur amertume me rappelle
Une autre rive, une autre vie.

Elle m'évoque ton langage
Cruel, une nuit, une plaine,
Le clair de lune et le visage
D'une pauvre fille lointaine.

Cette ombre fatale et touchante,
Lorsque je te vois, je l'oublie,
Mais aussitôt que ta voix chante,
Voici l'image resurgie.

Ne me les chante pas, ma belle,
Ces chansons de la Géorgie !
Leur amertume me rappelle
Une autre rive, une autre vie.

1828


Extraits d'"Œuvres poétiques" d'Alexandre Pouchkine publiées sous la direction d'Efim Etkind aux Editions L'Age d'Homme.