vendredi 15 septembre 2017

Kamtchatka part 8

Nous sommes bien sortis de la forêt, nous la dominons, notre regard va aussi loin que nous le permettent les nuages et la brume qui s’étendent à l’horizon. Nous roulons au milieu d’une multitude de petits volcans noirs. Nous nous arrêtons entre deux d’entre eux. Au sol, des pierres ont été disposées en une série de cercles concentriques d’une dizaine de mètres de diamètre. Un repère pour les camions ou pour les hélicoptères ; nous en verrons un se poser à quelques mètres, une fois notre ascension commencée. Nous avons, par chance, évité de recevoir la tonne de poussière soulevée par le souffle des rotors. Un autre Kamaz, semblable au notre, était déjà sur le site. L'Homme a-t-il peur de l'isolement ou les agences de voyage ne comprennent-elles rien aux motivations des citadins qui partent dans les contrées éloignées et désertiques ? "Ce petit volcan là, on le connait, il y a un petit chemin déjà emprunté qui mène jusqu’en haut. On sait que l’on va trouver des bouches de chaleur, que le morceau de bois que l’on ramassera dans cet espace minéral – trouvé là par hasard - va s’enflammer après y avoir été introduit, comme si nous étions très proche du magma."
Au pied de ce volcan, se trouve une énorme pierre, semblable à un boulet de plusieurs mètres de diamètre. Elle est venue par les airs, lors d’une violente éruption. Une plaque commémorative y a même été fixée. La montagne est composée d’une roche noire qui, par moment, devient grise puis rouge avec des reflets allant jusqu’au violet. Nous voyons devant nous une belle colline en forme de dôme. Derrière nous, plusieurs autres dessinent une silhouette allongée, le tout de couleur sombre se découpant sur un ciel nuageux avec des éclats de bleu, au gré du vent. Et quand on redescend, le petit volcan présente une vue de profil ; sa forme conique se termine par un sommet concave, comme on peut se représenter le stéréotype de ce relief. Mais, depuis le sommet voisin, plus haut, on est face à une grande coulée de lave refroidie qui prend naissance sous nos pieds. Le cratère lui-même n’existe plus, il ne subsiste qu’un coté. Une sorte d’immense toboggan gris et noir traverse le paysage jusqu’à la forêt, qui plusieurs kilomètres au sud, redéploie son manteau vert.
Par endroits, des taches jaunes apparaissent, plus ou moins grandes, plus ou moins denses. Ce sont des lichens, la première végétation à se développer sur la roche volcanique. Nous reprenons notre véhicule pour nous rendre jusqu’à la forêt ensevelie. Une éruption, en 1975, dura un mois et demi. Une vaste zone de toundra et de forêts fut recouverte d’un épais manteau de scories. Au loin, on aperçoit des troncs gris. Sur le site, nous sommes face à des arbres morts, toujours debout, assez espacés. Il s’agit des sommets des grands arbres émergeant d’une forêt recouverte par dix ou vingt mètres de cendres. Après plusieurs décennies, le sol est dur et des pousses vertes d’épicéas refont surface, se détachent visuellement de ce monde noir et blanc. Nous sommes dans une forêt sans bruit, sans animaux, sans feuilles mortes ni champignons. Une forêt sans beaucoup d’ombres. Le spectacle est surréaliste. Au dessus de ces cimes, entre les restes de troncs, la silhouette d’une multitude de volcans se dessine. Dans une direction, on devine un grand plateau noir ; au-delà, l’horizon est masqué par un cône volcanique aux couleurs rouges maquillés par des plaques jaunes. Un des arbres montre une énorme excroissance à la limite de sa cime, soit encore à six mètres de ce nouveau sol : c’est un nid, un gros nid de rapace certainement, qui a été calciné, si ce n’est par les flammes, par la chaleur violente qui a régné après l’éruption. Et il est toujours là, comme fossilisé.

Nous rejoignons le camp de base où nous allons planter nos tentes pour quelques jours et surtout quelques nuits. Les infrastructures communes justifiant le rapprochement avec d’autres groupes se limitent à des toilettes sèches. Trois maisons en bois sont construites ou en cours de construction mais nous n’y avons pas accès. Réservation VIP ? Notre grande tente de cuisine est proche d’une autre. Cela permet de partager le feu de camp et de faire quelques rencontres. Nous pouvons observer la technique des sibériens pour fendre les bûches. Une fois la hache plantée dans le rondin, l'outil est retourné et frappé sur le sol - ou sur un autre morceau de bois - avec le fer et le rondin tournés vers le haut. C'est-à-dire que c’est le bois du manche de la hache qui heurte le sol et non le bois que l’on cherche à fendre. Et, malgré tout, la lame s'enfonce et c'est en deux parties que finit la bûche. Notre aide cuisinière rejoint l’autre groupe qui est plus important que le notre. Leur cuisinier à une fille, espiègle, qui vient jouer avec toutes les bonnes âmes disponibles. Elle n’est pas encore trop grande et je peux lui faire faire l’avion, comme disaient mes enfants : je la tiens par les mains, ou les poignets, et la fait tourner autour de moi jusqu’à ce que ses pieds ne touchent plus le sol et qu’elle vole. Elle est ravie. Mais quand la nuit vient, il reste une énorme pollution sonore : un groupe dîne dans le chalet derrière notre tente avec de la lumière électrique produite par… un groupe électrogène ! Vive la nature !
Le sol est composé principalement de sable noir, d’un grain assez épais évoquant immédiatement les roches que l’on trouve éparpillées sur le sol entre les collines qui nous entourent. Ces roches sont très découpées et de tailles très variables. Elles peuvent être posées sur le sable, comme n’importe quelle pierre, ou constituer des massif de plusieurs mètres avec des touffes d’herbes, des mousses, quelques fleurs. L’ensemble est très esthétique et semble avoir été dessiné par un jardinier paysagiste. Disons plutôt, comme souvent dans l’art, que l’homme a imité – consciemment ou non – ce qu’il a vu autour de lui. Au milieu de cet espace très aride, très proche de nos tentes, nous voyons de petits animaux passer à toute vitesse. On parvient à les observer à une certaine distance. Ils se dressent sur leurs pattes arrière et nous surveillent avant de disparaître dans leur terrier. Je pensais qu’il s’agissait de la marmotte du Kamtchatka mais c’est plus petit, plus fin, avec un pelage brun tacheté de blanc. Ce sont des sousliks – суслик –, des écureuils terrestres. Ils ne sont pas venus jusque dans nos tentes chaparder. Mais il est vrai que dans les régions où les ours sont très présents, il est impératif de n’avoir aucune alimentation dans ses affaires personnelles. Tout est stocké dans la cuisine collective et si un ours y fourre son nez, il peut certes tout ravager mais il ne tuera personne.
Le lieu de bivouac n’est pas trop venteux ; il ne pleut pas mais les nuages sont toujours là et on peut les voir défiler à l’horizon lors du coucher du soleil. Aucune nuit ne nous laissera l’opportunité de contempler un ciel étoilé. C’est pourtant un spectacle éblouissant quand on est loin des villes. Le lendemain, nous partons marcher sous le brouillard. Un groupe est parti plus tôt pour monter plus haut. Je choisis le groupe des femmes, plus cool, me laissant plus d’opportunités de flâner pour prendre des photos. Et mes genoux m’obligent à un peu de retenue vis-à-vis d’éventuelles performances sportives, quelle que soit la frustration que doive endurer mon ego. J’ai été bien inspiré car nous croiserons en montant, le groupe des courageux qui redescendent sans qu’ils soient allés aussi loin que prévu, car ils ont essuyé un grain, une vraie pluie. Ce qui ne sera pas notre cas.
Sous le plafond bas de nuages gris, nous apercevons une chaîne de montagnes, des volcans aux flancs partiellement enneigés, parcourus de rayures. Ces tâches claires sont semblables à des pelages d’animaux et rappellent celles que nous avons pu apercevoir, quelques jours plus tôt, de la fenêtre de l’hélicoptère. Nous sommes arrivés au pied d’une immense coulée de lave refroidie. Des tonnes de pierre noire aux formes les plus variées s’étalent sur des kilomètres, à perte de vue. Mon désir immédiat est d’escalader cette autoroute improvisée, sortant directement d’un volcan en irruption. Mais au-delà du plaisir des yeux, il est très difficile de progresser, à pieds, dans ces éboulements. Donc une fois la première excitation passée, nous reprenons le chemin le long de la coulée de lave pour aller chercher, plus haut, un passage praticable devant nous conduire vers le haut de cette zone éruptive, différent, encore chaud mais résultant de la même activité volcanique récente de 2013.

Mais en attendant, la roche fait des petits plis parfois sur plusieurs mètres, comme un liquide épais figé brutalement. A d’autres endroits, des fissures profondes laissent croire que l’on va enfin découvrir le centre de la Terre. La pierre volcanique grise laisse voir, dans son épaisseur, des strates de couleur ocre, orange, rouge. Les variations de formes sont infinies mais les lignes restent tout de même courbes, hormis les cassures. Par exemple, ici, sur le bord de la coulée, je vois le corps disloqué d’un chevalier géant sorti directement d’une œuvre de Miyazaki. Plus loin, la croûte terrestre s’est soulevée laissant voir des fils, comme si la matière n’était rien d’autre que du fromage fondu ou du chocolat coulant. Il est vrai que nos références, dans la vie urbaines, de matières pouvant changer d’état et devenir liquides se retrouve essentiellement dans l’alimentaire. Certaines pâtes se figent en cuisant et gardent cet état durci une fois refroidi. La comparaison ne s’arrête pas là car la roche volcanique est aussi aérée et légère du fait principalement qu’elle comporte de nombreuses poches ou alvéoles ayant contenues des gaz.
Le sol sur lequel nous marchons est une terre très noire, parsemées de minuscules éclats de roches tout aussi foncés et de petits éclats ocres. Comme par miracle, une herbe, une mousse, une fleur ont pris racine au milieu de cette matière, si hostile au premier regard. Il reste aussi, du dernier hiver, bien que nous soyons à la fin du mois de juillet à 1500 mètres d’altitude, des plaques de neige, des névés. Nous arrivons à la hauteur d’un cratère de couleur rouge sombre mâtiné de noir et de plaques de lichens jaune-vert au premier plan. Ces tableaux sont comme des œuvres d’art au milieu d’un univers monochrome.
Nous continuons de monter, doucement. Nous sommes maintenant au milieu de la coulée de lave. Il faut faire attention où l’on met les pieds pour ne pas se les tordre. Le ciel s’est assombrit et, sous le brouillard, au loin, devant nous, nous voyons clairement les pierres fumer. La coulée prend plusieurs directions mais nous choisissons de continuer vers le sommet. Nous n’irons pas jusqu’en haut. La coulée se perd et se divise entre plusieurs collines. Nous retrouvons des sommets rouges et des lichens très clairs mais le sol n’est toujours qu’un amoncellement de roches brisées chaotiques avec des bouches de chaleurs, de plus en plus nombreuses, qui laissent échapper une fumée intrigante. La température est très élevée à certains emplacements. On se penche sur les failles pour essayer de voir le plus profondément possible, mais nous ne trouvons que de l’obscurité ou des pierres. Seul un endroit laissera voir, à certains d’entre nous, une couleur rougeoyante, à travers une brèche, sous une première couche de pierre sur laquelle nous pouvions marcher. Une photo en témoigne. Pour un peu de repos, il est facile de s’asseoir car la roche laisse émerger des protubérances de toutes les tailles. Il suffit de veiller à ce qu’elles ne soient pas brûlantes mais, dès qu’on est éloigné de cinquante centimètres du sol, la chaleur est moindre. Malheur à celui qui a un pantalon léger en coton et qui est reste trop longtemps au dessus d’un point chaud – car la partie inférieure d’une jambe peut facilement brûler, l’un d’entre-nous en a fait les frais. Malheur à ceux qui déposent leur sac à dos sur le sol, donc à une température très élevée – car les parties plastifiées fondent, deux d’entre-nous en ont fait les frais. Nous sommes pourtant quatre ans après l'éruption volcanique !

A suivre

lundi 11 septembre 2017

Kamtchatka part 7

Jeudi 20 juillet
Lever tôt. Une grande journée de route nous attend : transfert de Paratunka au village de Kozirevsk. Ce ne sera pas de la piste. Nous serons en bus et non en Kamaz. Mais ça sera pire. Le temps est clair, ensoleillé. Le bus n'est pas climatisé, la chaleur est pénible à l'intérieur. Une fenêtre est ouverte, une deuxième, je suis au milieu des courants d'air. Je suis minoritaire, les vitres sont ouvertes davantage encore et mes paroles s'envolent. Pour la gorge, c’est pire que la climatisation. Je devrai me résoudre aux antibiotiques quelques jours plus tard.
Milkovo
Pause dans le dernier arrêt sur l'autoroute avant l’étape repas à mi-parcours. Plusieurs cabanes où l’on peut acheter des pirochkis, beliaches, samsas, tchibourekis, sotchikis (variétés de sandwichs/chaussons frits). Quelques tables permettent de s’asseoir devant les voitures ou camions à l’arrêt.  Cette route est une voie goudronnée, au départ, mais qui est vite remplacée par un large chemin de cailloux, plat, rectiligne, poussiéreux, bordé de bouleaux et de conifères des deux côtés du début à la fin. Trois ou quatre heure plus tard, nous nous arrêtons dans la seule ville se trouvant sur notre chemin : Milkovo. Des camions chinois livrent de la marchandise. Je repère immédiatement les idéogrammes car on n’en voit pas du tout dans le centre de Moscou. Des immeubles soviétiques encadrent la rue principale. Une face de quatre étages est décorée par un portrait de Gagarine et, de l’autre coté de l’artère, c’est une grosse fleur en forme de soleil. La décoration se poursuit par toute une série de fleurs colorées sur la balustrade qui longe le trottoir. C’est désuet et ravissant. Nous avons droit à une cantine et son plateau repas dans un espace de la taille d’une salle des fêtes, avec des rideaux violets et quelques fresques murales champêtres cernées de baguettes de bois. Désuet aussi, propre, très soviétique.
Quelques heures plus tard, nous faisons une pause à coté d'un arrêt de bus surréaliste, au milieu de nulle part. A peine descendus, nous sommes tous harcelés par les habitants du coin : les moustiques ! Je ne pousse pas le vice jusqu'à rentrer dans les bois et déjà ça vrombit à mes oreilles. Pourquoi n'ai-je que deux bras ? Je me suis parfumé à l'antimoustique, ça n'a pas l'air de leur faire le moindre effet mais j'échapperai aux piqûres pendant tout le voyage. Hormis à Kozirevsk où un effronté me piquera sur le nez en plein jour, sous mes yeux - c'est le cas de le dire - avant que je n'aie le temps de réagir. Il est vrai que je ne pulvérisais pas cette zone pour ne pas m'empoisonner, ni ne m'aveugler. Et fort de notre expérience des pays où sévit la malaria et des recommandations de l'agence russe qui connaissait l'enfer dans lequel nous tenions tant à descendre, nous avions les produits les plus efficaces !
Arrivée au village. Le paysage est très vert, les rues sont en terre devant de belles maisons en bois. Les jardins potagers, les fleurs, les piles de bois contre les clôtures pour pouvoir se chauffer pendant le rude hiver, tout nous rappelle la Sibérie. Mais c’est toujours la Sibérie, même si on la sensation d’être sur une île. Les mêmes impressions, émotions, entre ces coins du Kamtchatka ou de Carélie, éloignés de 8000 km ! Nous avons roulé, aujourd’hui, entre huit et neuf heures, plein nord. Ce qui soudain nous fait peur, c’est que nos deux guides, aguerris à ces voyages, se sont parés de leur couvre-chef aussi ridicule qu'efficace : le chapeau à voilette ! Il doit avoir un rebord tout autour pour que le fin filet ne soit pas en contact avec la peau, et un élastique ou un système de serrage autour du cou pour que les plus pervers des insectes suceurs de sang ne s'introduisent pas dans la zone protégée. Les plus craintifs des touristes ont sortis les gants. Mais les toilettes, comme la forêt, abritent des spécimens affamés.
Kozirevsk
Des petites maisons individuelles nous attendent. On dirait des niches pour chiens (ce qui n’est pas positif). La porte s'élève jusqu'au toit en tôle qui lui, descend jusqu'au sol. Et ce qui saute aux yeux, c'est la moustiquaire blanche qui se balance, au gré du vent, dans l'encadrement de la porte. La porte du bus à peine ouverte, c'est la guerre ! On se répartit très vite les chambres pour y trouver un instant de répit. Les quelques têtes brûlées qui ont passé le seuil sont implacablement éliminées. Super, il y a une bania ! Je veux bien avoir encore plus chaud s'il n'y a pas de moustique. Il y en aura quand même quelques uns qui danseront autour du poêle mais, aucun ne nous prendra pour cible, même quand nous serons dans le plus simple appareil.
L'accès à la bania demande de traverser l'espace salle à manger, entièrement entouré d'une moustiquaire. Ce voile blanc est couvert d'une multitude de points noirs à l'extérieur et d'un grand nombre à l'intérieur. Pendant que nous nous restaurerons, il faudra chasser de la main, à chaque bouchée, les indésirables. Un feu de camp est allumé dans le jardin, sympathique point de ralliement. Mais excusez mon impolitesse, je ne reste pas dehors ! La légère fumée ne change en rien le caractère de l'endroit. Mais comment peut-on vivre ici ? Vania nous dira qu'au village plus au nord, c'est pire : on en avale, tellement ils sont nombreux, volent serrés et proche de vous !
La nuit est bonne, pas de cauchemars.
Le lendemain, il nous reste une demi-journée de Kamaz. C’est là vraiment que commence le tout terrain. L’ancien camp de base a été détruit par les éruptions volcaniques, un autre est en cours de construction, aucune route n’existe vers le nouveau lieu. Le volcan a redessiné le paysage. Nous n’avons qu’à suivre la piste qui contourne l’extrémité de la dernière coulée de lave. Dans la forêt, nous suivons le chemin chaotique, des creux et des bosses sur une terre humide. Nous avançons lentement et nos têtes se balancent au gré des accidents du terrain. Un instant nous regardons par la fenêtre et l'instant suivant nos yeux sont fixés au plafond ; et tout retombe et nous contemplons nos pieds. La carrosserie se frotte aux branches sur la droite et, sur la gauche, ce sont les ramifications des arbres qui viennent se heurter aux parois du véhicule. Cela nous donne l’impression d’ouvrir une nouvelle voie au cœur de la forêt sibérienne. C’est moins monotones que le train – le transsibérien – car la proximité avec la nature est maximum. Le bruit de notre camion et son odeur ne sont pas des plus discrètes. Nous ne verrons pas de gibier par les fenêtres pendant ces longues heures. C’est donc une forêt sans fin, sans vie, qui s’offre à nous. On aperçoit tout de même de grosses fourmilières et il ne faut pas oublier les milliards de moustiques qui sont, aussi, une forme de vie.
Moustiques
Nous roulons d’autant moins vite que nous devons gravir une certaine déclivité. En prenant de l’altitude, les bouleaux sont remplacés par des mélèzes. Nous nous arrêtons au pied de la coulée transformée en pierre. Nous gravissons ses trois, quatre, cinq mètres de hauteur. Ce n’est qu’un amas de roches noires chaotique. Tout a été écrasé sur son passage. Nous voyons les troncs implacablement pliés ou brisés, et devinons le refroidissement lent mais certain, de toute cette matière, qui a fini par avoir raison de sa progression. Et le mur s’arrête là, brutalement. La hauteur de la coulée ne permet tout de même pas de dominer la forêt, notre vue est limitée mais nous sommes en contact avec la matière volcanique, ce qui est déjà un grand moment. Les moustiques n’ont que faire de ce phénomène, ils ont faim donc nous remontons dans le camion.

Nous finissons par sortir de la forêt. Est-ce temporaire ou allons-nous replonger dans le vert ? Le sol est noir maintenant, et a l’aspect du sable ou d'un fin gravillon. On distingue plusieurs traces, chaque véhicule décidant de passer plus à droite ou plus à gauche. Nous n’allons pas tarder à être entouré de roches et de montagnes noires. Une pensée alors pour les montagnes du Hoggar en Algérie. Ici au Kamtchatka, ce qui n’était pas recouvert de couleur sombre a été recouvert de poussière noire. Au sol, à quelques endroits très espacés les uns des autres, des touches de couleurs éclatantes, jaunes, fuchsia, bleu : ce sont des fleurs. La nature a chargé quelques uns de ses plus beaux ambassadeurs d’attirer les insectes pour réintroduire la vie dans ces espaces morts. 

A suivre

mardi 5 septembre 2017

Kamtchatka part 6, des ours

Certains volcans sont éteints depuis longtemps et sont recouverts de végétation. Le temps s’expose, comme un livre ouvert. La neige dessine aussi, sur beaucoup de versants, des formes permettant à notre imagination de vagabonder. Nous nous posons dans la vallée des geysers, sur l’unique place devant la maison des guides, en plein centre du site. Des fumerolles sortent des montagnes, tout autour de nous. A l’arrivée, au milieu de la verdure, on voit l’herbe et les plantes se coucher sous l’effet du vent, sous la puissance du souffle généré par les pales de l’hélicoptère tournant à vive allure. Un véritable petit ouragan, au départ comme à l’arrivée. Près du lac, on voyait la surface de l’eau se strier en cercles concentriques et l’impact sur la surface, de milliers de gouttelettes projetées. C’est ce qu’il y avait de plus spectaculaire dans l’utilisation de ce moyen de transport aérien.
L'océan Pacifique
Le circuit de visite est un chemin aménagé, en bois, légèrement au dessus du sol, en parfait état. Pas de rambarde, l’œil est libre. On ne risque pas de s’enfoncer, de s’enliser. Car autour de nous, la terre est gorgée d’eau, le sol est parfois spongieux, il y a de nombreuses marmites d’eau ou de boue bouillonnante. Des bulles se forment en surface puis explosent en fumant. La vedette du site est un grand geyser qui jaillit à plusieurs dizaines de mètres de hauteur, à heure fixe. Il se déverse dans un torrent alimenté par des neiges éternelles – l’expression est belle et prend une autre profondeur quand elle s’applique aux volcans – que l’on aperçoit, plus haut, plus loin. L’eau chaude se mêle à l’eau froide. L’heure tourne, la marmite bouillonne mais le geyser se fait attendre. Aurait-il oublié son rendez-vous ? La foule – deux groupes de deux hélicoptères soit quarante personnes – se presse le long des balustrades, dressées tout de même en bas du grand escalier de bois nous ayant permis de nous approcher du cœur de l’action. Daphné aurait été là, elle aurait pu préciser le nombre de marches descendues.
Récemment – mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire à l’échelle de ces montagnes millénaires – un petit geyser s’est formé à proximité, privant le principal d’une partie de son flux et donc de sa puissance. A l’heure dite, ils crachent ensemble beaucoup de fumée. Beaucoup de vapeur. C’est assez spectaculaire. Le plus grand des deux se décide enfin à faire son numéro et l’eau jaillit à une quinzaine de mètres de hauteur. Je suis étonné de la proximité des touristes : le jet bouillant est à quelques mètres de nous, il suffirait que le vent tourne… Impensable dans grands parcs des Etats Unis, eux aussi riches en geysers. Un gros éboulement s'était produit en 2007 de l'autre côté du site où nous sommes, redessinant la montagne et de fait, les geysers. 
Nous suivons, partout où nous allons, un garde armé. Car l’ours aime l’odeur caractéristique de ces lieux – le souffre, qui évoque pour nous le parfum de l’œuf pourri, bien que nous n’ayons jamais senti d’œuf pourri – et à plusieurs endroits, nous verrons des traces fraîches de l’énorme plantigrade. Ce n’est donc pas un fantasme. Nous remontons à bord de l’hélicoptère pour rejoindre un autre site, qui n’est ni sur le versant d’une montagne ni sur celui d’un volcan : nous arrivons au milieu d’une immense prairie, entourée de volcans, tout de même. J’aperçois, par le hublot, un petit lac. De multiples sources d’eau chaudes et des chaudrons sont visibles. Le tout est embelli par des arbustes bien verts et des fleurs sauvages colorées. Ce que j’appelais prairie serait plutôt un plateau volcanique. Cette fois, nous sommes sous la protection d’une femme armée d’un fusil, le visage concentré. De toutes les manières, un Russe ne sourit pas à un inconnu, c'est impoli.
La vallée des geysers
La veille nous nous étions posés au lac Kourile. Et avant d’y arriver, nous avions fait escale sur la rive d’un autre lac. Son eau était chaude et fumait à quelques endroits peu profonds. Notre guide, une femme russe, avait des yeux bleus très clairs, qui m’ont rappelé ceux de notre première guide au lac Baïkal. Ils sont très difficiles à photographier car la moindre ombre ou le moindre plissement de l’œil dissimule leur luminosité. Autour du cou, en plus du numéro de vol qui ne nous avait pas quitté, nous avons un récepteur radio relié à un casque audio pour pouvoir l’entendre nous expliquer l’histoire de ces sources d’eau chaudes, en russe puis en anglais. Mais le temps était compté et j’ai plus cherché des points de vue photogéniques que tendu l’oreille à ses propos. La voix était pourtant très agréable et l’anglais impeccable. 
En arrivant à côté du lac Kourile, la grande particularité qui saute immédiatement aux yeux, est le niveau de sécurité : on a l’impression d’arriver sur un site militaire. Il s’agit simplement de protéger les quelques résidents et les touristes de passage, des ours. Ces mammifères sont indifférents à la présence humaine non agressive. Leur pitance est assurée par le lac, riche en saumons revenus sur les lieux de leur naissance pour se reproduire et mourir. Un garde armé nous ouvre la barrière électrifiée. J’imagine que le voltage est supérieur à celui utilisé pour nos enclos à vaches, j'ai oublié de me renseigner. Les vingt passagers sont aussitôt divisés en deux groupes. Le notre commence par le bateau. Où allons-nous ? Pour combien de temps ? Voir quoi précisément ? Après que l’on nous ait ouvert une nouvelle fois l’enclos électrifié, nous montons sur un petit bateau à moteur – une grosse barque – avec une dizaine de places assises, plus celle du conducteur. Le garde armé referme la barrière mais ne vient pas avec nous. Notre guide anglophone est restée avec l’autre partie du groupe, à terre.
Le pilote de notre embarcation n’ouvrira pas la bouche de tout le voyage, aller comme retour. Nous longeons la côte, abrupte, couverte de végétation. Nous voyons notre premier ours dans l’eau. Il a pied. Le bateau ne ralentit pas, la situation étant d’un commun sans intérêt, visiblement. Nous n’avons pas eu le temps de voir s’il pêchait. J’enlève mon gilet de sauvetage, que nous avons tous dû enfiler au départ, mon appareil photo, mon chapeau, mon badge d’hélico, ma radio-guide, mes lunettes de soleil que j'ai aussi autour du cou, mon sac photo, mon sac à dos, pour enfiler mon coupe-vent. Car nous fonçons et le fond de l’air est frais. Nous allons droit sur une grande plage, derrière laquelle une végétation très verte s’épanouit, avec en arrière plan, des montagnes enneigées.
Le lac Kourile
J’aperçois, à gauche, un ours, puis un deuxième qui se rapprochent du point vers lequel nous nous dirigeons. Il y a déjà un bateau sur la droite, près du bord, à l’affût de trois autres plantigrades : une mère avec deux jeunes qui marchent puis qui se mettent à courir pour finalement se coucher sur le sable. On aperçoit, dans l’eau claire, beaucoup de saumons. Et à la lisière de la forêt, un gros ours, un mâle, suit la scène. Notre bateau est déjà prêt à repartir quand, trois autres ours, une mère et deux petits aussi, sortent du bois. Ils sont d’un marron plus foncés que les autres. A peine le temps de nous interroger que nous filons en sens inverse. Ou allons-nous cette fois ? Et bien, c’est terminé ! On peut dire que c’était vite expédié et que ça frôle l’arnaque. Quand je disais qu’ils étaient professionnels, et bien malheureusement ils le sont pour le meilleur et pour le pire !
Sur le retour, Gilles aux yeux de lynx, nous prévient : le long de la côte, à flanc de colline, dans les arbustes, caché en partie par un rocher, un autre ours. Ce pourrait être celui qui était dans l’eau lors de notre premier passage. Nous sommes revenus à notre point de départ. Un garde armé, toujours aussi patibulaire, nous fait passer la barrière électrifiée. Notre guide n’est pas revenue, elle est avec l’autre groupe. C’était bien la peine d’aller aussi vite ! Nous avons quand même vu dix ou onze ours en quelques minutes, ce qui dénote l’importance numérique de l’espèce. Nous attendons au bord de l’eau mais devons rester à deux mètres de la clôture. Nous apercevons une petite plage, derrière un bosquet d’arbres. Là, un ours s’avance dans l’eau. Il se dresse sur ses pattes arrière, reste quelques instants debout et saute dans le lac, fait plusieurs bons. On ne voit bientôt plus que sa tête hors de l’eau. A-t-il essayé d’attraper un saumon ? Dans tous les cas, il est bredouille et à l’air bête planté ainsi, la tête en l’air. Evidemment, nous nous sommes collés à quelques centimètres des fils électrifiés pour regarder la scène et la photographier. Voilà deux gardes qui viennent vers nous. C’est le moment que choisi notre guide pour revenir.

Nous partons cette fois explorer, un court instant – comme pour le bateau , l’intérieur des terres. Notre garde armé ouvre la marche. Nous franchissons la barrière à un autre endroit, côté jardin (et non plus côté lac). Nous sommes sur un petit chemin herbeux, à quelques minutes d’une autre barrière pour retourner à l’intérieur d’un enclos protégé. Car ici, ce sont les hommes qui sont enfermés, et non les bêtes. Mais soudain, plus personne ne moufte ! Le garde arme son fusil et, d’un geste, nous sommes de nous arrêter derrière lui : un gros ours vient de se planter au milieu de notre chemin et avance vers nous. Il est à quelques mètres. Il est beau, puissant, tranquille. J’arme mon Nikon et shoote. Trois fois, en pleine tête. Le clic est celui d’une arme dans laquelle on a oublié de placer une balle. Il me fusille du regard pour aussitôt se pencher en avant, renifle le sol, tourne la tête sur sa droite, le museau en l’air. Et il tourne la tête sur sa gauche et part dans cette direction, entre les herbes et les buissons, sans plus aucune attention au groupe des 22 bipèdes face à lui.
Nous ne bougeons pas, nous observons. Bien nous en fasse, le revoilà deux minutes plus tard. Et il n’est pas tout seul : ils sont deux ! Le notre, précédé d’un plus petit, une femelle vraisemblablement. Et ce doit être celle que nous avons vu pêcher quelques minutes plus tôt. Ils poursuivent leur avancée le long de l’enceinte vers laquelle nous pouvons maintenant nous diriger. Ils nous ont superbement ignorés et c’est certainement mieux comme ça.
Nous nous rendons alors sur le pont qui enjambe la rivière. Il est fait pour les piétons avec une largeur d'un mètre et quelque. C’est le cours d’eau qui alimente le lac en saumons. Le lieu est stratégique. Evidemment, il va nous falloir ressortir de l’enclos. Nous apercevons deux silhouettes encore sur le pont et nous voyons nos deux ours aller dans la même direction. Nous retenons notre respiration. La femme sur le pont fait deux pas en arrière. Le premier ours arrive au niveau du pont. Comment peut-on se croiser avec ces animaux sur un passage si étroit ? Courir dans l’autre sens et pour aller où ? Ils n’ont plus qu’à sauter dans la rivière en espérant que les ours n’aient pas l’idée de faire la même chose. Je ne sais pas s’ils sont armés et puis face à deux bêtes, il ne faut pas se louper car l’agressivité peut alors être à son comble. Mais la femelle a d’autres idées en tête et elle suit la berge sans emprunter le pont, sans un regard aux humains. Ouf.
Nous y accédons à notre tour et pouvons observer, quelques mètres plus loin, nos deux plantigrades affalés dans l’herbe, sous un arbre, au bord de la rivière. Ils n’en bougeront plus. Ils sont repus, dommage, car la rivière regorge de poissons. Nous en voyons des dizaines. Ils nagent encore vite ; ceux-là n’ont pas dit leur dernier mot. Leur dos devient violet lors de la période de reproduction, c’est très spectaculaire. On les distingue alors facilement dans l’eau claire.
D’un côté du pont, deux employés travaillent pour entretenir un barrage qui permet aux scientifiques de contrôler la quantité de poissons qui transite. Voilà c’est terminé, le groupe sur le bateau nous attend. Direction l’hélico. Les places de stationnement dans l’enclos sont prises et c’est pourquoi notre appareil est un tout petit peu plus loin. La guide nous compte pour nous laisser passer, histoire de ne pas en oublier un au milieu de la forêt. Je me place en queue, règle mon ouverture au maximum pour essayer au passage de saisir le fugitif bleu de ses yeux, toujours à moitié fermés. A quelques mètres, des hautes herbes nous cachent la plage. Le groupe est presque entièrement monté à l'intérieur, nous sommes les derniers. Et soudain, deux oursons passent en courant. L’homme en faction armé d’un fusil, met en joue la mère, qui suit les petits, un autre ourson derrière elle. Ils disparaissent dans les herbes, en direction du lac, sans un regard vers l’hélico. J’ai eu le réflexe de déclencher plusieurs fois, cool ! Par contre, les yeux bleus sont noirs !        

A suivre